La thèse et le temps

Quand je me mets à la place de personnes qui ne font pas de doctorat, j’imagine qu’ils peinent à nous imaginer, nous, peuple des bibliothèques, en train de travailler. Quand est-ce qu’un doctorant travaille ? La réponse se situe souvent pour eux entre tout le temps et jamais, en tout cas sans jamais comprendre comment on organise notre temps. Plusieurs années sur un même sujet, dans une relative liberté, sans horaires fixes. La thèse semble être un luxe temporel à première vue. Extérieurement. Pourtant dites ça à un doctorant et vous le ferez rire (ou pleurer). Enchainez ensuite, toujours dans la veine temporelle, avec un « pourquoi la thèse prend-elle autant de temps ? » et des arguments type « si l’on calcule après tout, une thèse de 600 pages, sur 2 ans, c’est moins d’une page par jour. Alors pourquoi 3, 4, 5 ans ? » (NB : si vous entendez un écho venant d’un cabinet ministériel disant « 3 ans, et pourquoi pas moins ? Surtout si 180 secondes suffisent pour la présenter ? », c’est normal, c’est dans l’air). Le pauvre doctorant ne saura pas quoi répondre, il est cramé. Doctorant bouillu, doctorant foutu aurait dit Saint Pierre.

Le temps de la recherche est à la fois un vrai luxe, que l’on peut aménager librement, malaxer à loisir ; et c’est en même temps, pour les mêmes raisons, un liquide inquiétant, sans frontières et sans rythme, insaisissable, qui s’insinue partout et surtout jusque dans la vie privée. La thèse c’est une expérience temporelle, d’un temps très particulier, aussi difficile à apprivoiser qu’à décrire. Saint Augustin aurait pu dire « Qu’est-ce donc que [la thèse]? Si personne ne me le demande, je le sais : mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais plus ». Un temps que l’on se donne à soi même, qu’on invente. Un temps qui vous place à part socialement (trouvez moi une profession similaire, à part écrivain ?), dure à expliquer à ceux qui ne font pas partie de notre monde (ne vous demandez pas pourquoi l’endogamie est extrêmement répandue dans notre milieu, j’ai la réponse). Et enfin d’un temps long, étalé sur plusieurs années (dont j’ai déjà parlé )

Le temps total

A quel moment vous débarrassez-vous de votre tenue de travail ?

La réponse est simple : quasiment jamais. Ou seulement en ayant bu, et encore, ma thèse m’empêche de sortir, d’où le quasiment jamais. C’est bien sûr une blague, mais c’est la vérité : impossible de ne pas avoir la tête occupée 24 heures sur 24 par sa thèse, on ne lâche jamais l’affaire, on en rêve même la nuit, avec les songes et les cauchemars peuplés de formulations, de soutenances catastrophiques, de manuscrits qui disparaissent ou de PC qui explosent.

Quand Diane, cette doctorante interrogée par rue89, parle d’une thèse 24/7, elle met les mots sur un travail qui paraît à beaucoup d’entre nous sans rythme, et sans limites temporelles. Comme si la thèse résistait à tout définition temporelle standard, qu’elle ne pouvait pas ressembler à un travail avec une scansion régulière. Et pour cause en fait, puisque contrairement au travail ordinaire le doctorant évolue hors d’un important dispositif de contrôle temporel quotidien, qui est à l’œuvre dans la majorité des professions : ni contremaître pour voir votre productivité comme dans une usine, ni pointeuse pour vérifier que vous vous êtes bien installé à votre bureau, et même la barrière de ces 3 ans que sont censées durer les thèses qui n’existe que sur le papier (mais c’est de moins en moins vrai, et on ne peut pas s’en réjouir).

Conséquence de tout ça, chez Diane comme chez tout le monde, la thèse est un combat quotidien et personnel, où l’auto-contrôle et la culpabilité sont en fait bien plus efficaces que tout dispositif extérieur, notamment parce que notre idéologie professionnelle sur ce point pèse lourd : nous devrions tous être ce chercheur dévoué, dont la vie passerait après son art, dont le temps serait rythmé par la science, maîtresse exclusive. La thèse n’a pas d’horaires standard, pas de possibilité d’arrêt maladie ou de congé maternité, pas de vacances, peu de pauses. C’est normal, ce n’est pas un travail mais un but personnel, sans limites. Et tout le temps non travaillé ne relève pas, comme pour la majorité des gens, du loisir légitime, mais de l’improductivité coupable. En principe, le doctorat est une passion, une obsession, et le présenter comme un travail borné par des horaires c’est tristement la refroidir, et la rendre banale.

La thèse n’a en principe pas de limites et se joue des frontières, celle entre temps de travail et de loisir, celle entre les âges de la vie (d’étudiant à professeur ou salarié), celle aussi entre les espaces : celui de la vie privée et du travail quand vous êtes amené à travailler chez vous, parfois en pyjama au lieu de vous habiller ; ou obligé de travailler sur un ordinateur avec lequel vous passez aussi du temps à regarder des films dans votre lit. Parce que vous n’avez en tant que doctorant pas d’horaires, mais aussi en corollaire, pas de bureau ni de matériel. Et pas de collègues non plus.

Temps d’extrêmes

« Il faut pas que je travaille chez moi, sinon je trouve toujours une tâche ménagère à faire, j’arrive toujours à délayer mon temps » (un copain)

Pourrait-on faire autrement et faire un doctorat sauce 35 heures ? Dans la réalité quotidienne de la thèse, on ne travaille pas sa thèse 8h pendant une journée sans en avoir vraiment envie, et en rentrant ensuite le soir chez soi, en quittant son bureau. D’abord parce qu’on dispose rarement d’un bureau comme je l’ai dit. Mais surtout, parce qu’on peut mentir à son patron et faire une petite journée, ou une journée vide, mais pas se mentir à soi même et faire semblant de travailler toute la journée. Comme la thèse est un travail personnel, il est impossible de s’auto-duper ou de pratiquer le freinage. Contrairement à une personne qui travaille au bureau et qui a des journées plus ou moins bonnes, plus ou moins productives, le doctorant n’a potentiellement que des journées extrêmes, improductives ou productives, sans entre-deux. Et même plus encore, le doctorant a des séquences de travail, où le temps ne se pense pas à l’échelle de la journée, mais seulement du temps qu’il faudra pour finir un travail donné, peu importe que ce soit la nuit ou le jour, trois jours ou deux semaines. Voilà pourquoi les doctorants ont toujours des têtes à avoir traversé plusieurs méridiens, paraissent en total décalage horaire, et n’ont jamais une semaine similaire à l’autre, et voilà pourquoi le reste du monde a du mal à les comprendre.

Lorsqu’on commence, la thèse est de fait souvent vécue sur ce mode du « tout ou rien », soit pour le moment on ne travaille pas, on est entre deux séquences, soit on est dans le travail, et on est devenu invisible, indisponible, entièrement dévoué à sa thèse. Le doctorant est un extrémiste du travail, qui a souvent du mal à l’accepter, qui a honte de son improductivité d’une journée, mais n’a pas conscience de son travail produit la veille qui aurait peut-être pris à d’autres 2 ou 3 jours entiers de travail plus mou. Personne ne sait en réalité combien il faut faire et à quelle vitesse, chaque directeur de thèse, chaque école, a son hypothèse. Et personne ne sait non plus ce que représenterait le volume de lecture/écriture d’un chercheur dans un autre métier : est-ce qu’on écrit plus ? Mieux ? Plus vite ? Et par rapport à qui ? Les journalistes, les consultants ? Ce qu’on comprend en revanche très vite c’est qu’il faut faire au maximum, vers l’infini et au delà.

De sorte qu’il y a deux peurs liées à la thèse, que les proches peuvent avoir du mal à comprendre et interpréter comme de la procrastination dans les deux cas : celle de ne jamais réussir à s’y mettre bien sur, celle que tous les gens qui bossent, thésard ou pas, connaissent. Mais aussi la peur de s’y mettre et de savoir que l’on va s’y perdre. Savoir d’avance que le vrai travail implique de se lancer dans quelque chose sans limites, qui bouffera le quotidien, le sommeil, l’entourage. Et qu’aucune limite n’est prévue pour s’arrêter : pas de femme de ménage qui vient fermer les bureaux, pas de médecin du travail qui nous dit de lever le pied, pas de stagiaire à qui on peut refiler une partie du travail. Cette tâche ingrate de nous arrêter revient souvent au conjoint.

L’invention du temps

Pourtant à bien y regarder, tous les grands auteurs sont des stakhanovistes au niveau temporel. Lentement, et parfois sans le savoir, on apprend à dompter ce temps. A se rythmer, à sacraliser certains temps, à en abandonner d’autres sans regrets, pour justement contrôler ce temps du tout ou rien, ne pas y voir une faiblesse (et en avoir honte) mais quelque chose de normal. Et à ce titre il y a toute une phase de recherche de la meilleure manière de travailler qui fait partie de l’apprentissage de la thèse, impliquant de s’affranchir du rythme standard de travail des autres professions : on ne peut pas faire une thèse de 8 à 18h, 7 jours par semaine, ce n’est pas possible, c’est usant pour le corps, l’esprit, et l’entourage. A la fois à l’échelle du jour, de la semaine, du mois  et de l’année, l’organisation doit être repensée. Certains choisissent de travailler de 4h à 11h du matin, travailler seulement 4h par jour mais chaque jour de l’année, de travailler quand le conjoint est couché, de déplacer son week end en pleine semaine. Ne pas avoir de rythme précis au début, s’arrêter de bosser pendant un moment, tout ça c’est normal. Ma recette à moi (se lever très tôt, et faire une sieste l’après midi), j’ai mis deux ans à la caler. Il y a tout un plaisir à se trouver un rythme, et à apprendre à profiter de ce décalage temporel qu’il y a avec la majorité des gens. Au départ ce décalage j’avais pourtant toutes les peines du monde à bien le vivre, je culpabilisais de ce temps laissé à ma merci : qu’est ce qui peut bien justifier d’être à part de l’ordre temporel, et plus largement de la vie de millions d’individus faite d’open space, du café de 11h, des brainstormings, du trajet de 8h le matin et du lever avec la matinale de France Inter [NB : cette phrase a été écrite avant la grève] ? Qu’est ce qui nous y autorise en tant que doctorant et comment s’en rendre digne ?

Lancez le sujet dans un diner entre doctorants, vous allez voir à quel point tout le monde travaille différemment. Une part de l’apprentissage de la thèse, c’est s’inventer son temps de cette manière, c’est aussi s’inventer des moments de sacralité où l’on s’interdit d’y toucher ou d’y penser. C’est enfin s’inventer de moyens de contrer les moments d’improductivité, de choses à travailler quand on sent que la journée ne décolle pas : c’est fractionner sa thèse et son travail en tâches différentes, celles qui nécessitent beaucoup d’énergie (écrire, travailler des idées), et les autres que l’on peut accomplir en humble ouvrier dans n’importe quelles circonstances (faire des notes de bas de page à la chaîne, envoyer des mails de demande d’entretiens, lire un article). Une part de ce que devraient faire les directeurs de thèse c’est de nous expliquer dès le départ, et en détail, que la thèse est ce mode de vie qu’il faut dompter. Autrement le temps reste une matière instable pour un doctorant. Qui pèse lourdement sur les premières années de thèse et semble plomber les jours, comme si ces trois ans n’allaient jamais se finir, puis devient peu à peu une matière volatile, après laquelle on court plus la fin du doctorat approche. Jusqu’à être comme Kafka avec son procès : « au début, je ne voulais que le finir. A la fin je ne rêvais que de le recommencer ».

Le temps en fragments

Ce temps trop grand pour nous, lentement s’apprivoise. Pourquoi trois ans de temps de thèse et souvent bien plus ? Parce qu’il faut le temps d’apprendre à le travailler. Parce que la thèse au départ ne se présente que comme un but à long terme, un objectif lointain auquel on ne sait pas comment accéder, dont on est incapable de connaître les étapes. Un processus suffisamment long pour se demander si on ne fait pas fausse route, pour se tromper, bifurquer, revenir en arrière, laisser reposer des idées et les reprendre. Ces années nous laissent le bénéfice du doute, le luxe de l’invention, la possibilité de réécrire une même chose, d’améliorer, de peaufiner. Ca n’est pas du temps perdu, sauf si on considère que le temps est un investissement qui doit avoir un rendement minimum, mensuel ou annuel. La thèse a des allures de refuges parfois face à un temps de plus en plus compté et normé, et elle devrait le rester parce qu’elle permet de faire de grandes choses, d’avoir une capacité à créer et mener des projets à long terme.

Une des perversions de l’évolution de la recherche c’est qu’elle offre de plus en plus de points d’appuis pour ne pas se confronter à ça, alors que c’est tout le sel de la thèse. Sous prétexte de rationalisation, elle dilue ce temps, le diffracte dans la multiplication des tâches annexes d’administration, des projets de financements, des interventions à droite à gauche parce qu’il faut remplir le CV, des projets annexes parce qu’il faut être polyvalent, des cours à donner parce qu’il faut être recruté, etc. Ce qui était un moyen conscient ou inconscient d’éviter les vraies confrontations…

[Je lui disais] « C’est vrai que s’il passe son temps à faire des réunions politiques, il ne peut pas écrire les livres qu’il annonce depuis des années », et Bourdieu m’avait alors répondu sur un ton de lucidité accablée : « Je vous croyais moins naïf. C’est évidemment le contraire : c’est parce qu’il n’arrive pas à écrire ses livres qu’il tourne comme ça dans tous les sens » (Didier Eribon)

 …Devient aujourd’hui ce qu’on attend d’un doctorant, et finit même par devenir un mode de vie, un habitus de zapping, où l’on pense un petit bout avant d’être interrompu par une autre tâche, où l’on écrit en fragments, par bribes avant de coller le tout, au point presque d’être décontenancé si on nous donnait aujourd’hui ce temps libre et ouvert. Le doctorat cesse d’être pleinement cette expérience difficile mais formatrice, et ressemble de plus en plus au travail salarié de bureau, sans les avantages matériels, financiers et psychologiques qui vont avec.

Et n’insistez pas, ce n’est pas parce que j’ai mis dans cet article des chansons avec « Time » en titre que je vais me laisser aller à mettre Dirty Dancing – the time of my life pour finir.