Djokovic n’est pas un collègue (nb: penser à me rappeler mon corps)

Chaque fin de Roland Garros est l’occasion d’un étrange constat, à regarder des athlètes finir leur saison au moment où l’on amorce la notre – celle des congrès, workshops, écoles d’été. Ces événements de l’été universitaire, où se joue la mise en scène d’un second souffle après une année de cours, et partant de la résistance d’un corps. Année après année ces athlètes sont observés non plus avec la fascination à distance, mais l’impression de voir des collègues, avec lesquels on pourrait discuter corps et routine de vie. Avant tout parce que l’âge nous rapproche parfois de Nadal et Djokovic, mais aussi parce que l’on s’est engagés dans une course où l’on se sent poussé(e) vers le haut, à appartenir à une certaine élite, à négocier des tournants, des succès et des échecs qui tiennent désormais à peu de choses et surtout à un corps près.

La découverte de ces collègues lointains s’accompagne d’un étrange sentiment d’envie, pourquoi eux ont-ils eu la chance d’un coach, d’un diététicien, l’occasion répétée de réflexions sur leurs ressources et leurs limites, quand on découvre pour notre part majoritairement nos corps en buttant violemment dessus, par hasard et seul.e.s? Pourquoi seraient-ils des élites prises en charge et pas nous pas moi? Au coeur de ce rapprochement mental, de cette découverte de parallèles qu’on fait malgré soi, l’injonction plus grande à professionnaliser et médicaliser son propre corps plane, toute proche et pas encore tout à fait explicite.

La dernière étape explicite d’un modèle de l’athlète dans le monde académique est encore en attente, et elle sera doublée de l’arrivée d’un discours sur le corps comme nouveau discours de valorisation de soi et de supériorité potentielle, facile à intégrer à des dispositifs d’écoles doctorales : ma thèse en 180 abdos, 18 compléments alimentaires pour mieux écrire, pourquoi j’ai écrit ma thèse dans un bureau à 18 degrés, comment la sieste des 18mn m’a sauvé – un corps réglementaire et régimentaire dont les circulaires viendront de vidéos de développement personnel de youtube et qu’on aura pas vu arriver.

La carrière à son corps décadent

Pourtant pas une personne dans ce monde de la recherche sans déjà une connaissance de son travail par corps, et le plus souvent par la négative du corps. Le discours sur nos corps existe déjà d’une autre manière, par l’ironie sur les cernes, le partage à demi-mot des maux de ventre, demi-sommeils, franches insomnies, vrais problèmes graves, ou – encore plus à voix basse – sexualité abimée; grands classiques des réunions de chercheur.e.s encore anonymes. L’injonction a déjà infusé, lorsque ces discussions virent au partage des trucs et astuces, qu’on essaye d’observer et de s’inspirer de certains rythmes de vie, ou qu’on attribue à certains des qualités hors normes.

Le corps éreinté c’est l’oublié ou le trop vite cité du marronnier « mal être dans la recherche », surtout rabattu sur le psychologique; le physique n’en apparait qu’un dérivé, nos corps sont secondaires au monde. Pourtant la pensée se fait dans le ventre, celui qui tient un corps sur une chaise, généralement n’importe laquelle plutôt qu’une bonne, et celui qui maintient une voix claire en haut d’une chaire – pour donner l’illusion que la pensée se fait dans la bouche. La pensée est bougonne et besogneuse; pour arriver jusqu’aux lèvres, ou un peu plus haut jusqu’aux yeux rivés sur un écran, descendre jusqu’aux doigts, elle doit d’abord monter, lentement et non sans ratés – parfois en retombant sur le chemin – le long du silence d’un corps, aux intentions difficiles à décrypter. Quand elle coule par contre, c’est tout le corps qui est en absolue concentration – une sensation extraordinaire qui mériterait une littérature entière. Même chose lorsqu’on est physiquement en train de tenir et mener un cours tambour battant.

Mais pourtant nous aussi nous avons fini par croire à nos clichés, à des corps pas dignes d’être évoqués, et ce tout en sachant chacun chacune à l’écart des autres que nos corps sont là, en embuscade, entourés de moments de grâce, d’un mystère inquiétant et d’une cassure à venir. Ils sont une inquiétude, en plus sans aucune mystique pour les transfigurer: le corps intellectuel est un non-corps, on ne lui reconnaît même pas le statut d’un corps supplicié. Les cernes et les corps creux, de fin de jeunesse vidée, n’ont même pas de charme queer reconnu. Alors que dans d’autres univers, les corps cassés, non-conformes, bizarres, seraient précisément célébrés et aimés pour ça – et le nombre de personnes non-conformes est encore une des belles choses de l’univers académique – ils se taisent ici, souffrent pour beaucoup en silence, ne sont – ni pour eux ni pour les autres – des corps attachants.

Même les causes de ces maux n’ont pas d’esthétique, à faire une série de photos de nos univers de travail, tables trop basses retrouvées chez les parents, bureau sans place, chaises mal foutues, rien n’aurait le charme de l’atelier improvisé d’un artiste ou du bordel d’un écrivain, Aucune mystique, que des demi-mots, rien sur quoi s’appuyer pour justement résister à une injonction : puisque nous n’avons pas assumé nos corps, comment refusera-t-on qu’on nous en offre un? Et puisque nous sommes épuisés, comment aura-t-on l’énergie pour voir qu’il s’agira juste d’expliciter et amplifier un fonctionnement déjà établi?

Le corps des textes

Même s’il faut désormais tenir tellement fort dans un milieu qui tangue, que l’impression d’un ultima ratio du corps est de plus en plus vive, celui-ci à la fois jamais reconnu et toujours plus utilisé, le corps a pourtant toujours été là – pas seulement dans son genre, mais dans son âge et dans ses ressources propres.

D’abord parce que la recherche n’est pas sans lien avec la jeunesse, en réalité le flux le plus massif et le plus constant de la recherche est le fait de jeunes hommes et femmes, qui pour beaucoup disparaissent vite. Rentrer en recherche c’est venir y éprouver une jeunesse, une énergie particulière, souvent assez puissante, ce n’est pas être déjà vieux ni vouloir être un planqué, ni vouloir devenir vieux, contrairement à ce qu’on pourrait croire et notre propre oubli graduel de ce qu’a été notre énergie parfois phénoménale et notre état d’esprit à l’entrée.

L’illustration la plus évidente en est sûrement l’ethnographie, où l’acceptation d’une présence enquêtrice par les enquêté.e.s est souvent une indulgence liée à l’âge, on répond aux questions et on se fait volontiers interroger pour rendre service à un.e étudiant.e; de l’autre côté, la disponibilité pour faire des mois de terrain comme d’archives comme d’écriture implique un âge où la vie a encore ses cases vides – la fin de thèse est principalement difficile pour ça, lorsque le reste de la vie nous rattrape. La recherche telle qu’on nous l’enseigne suppose des corps disponibles, énergiques et souples, à commencer par nos voix, outil de travail aussi fondamental pour les cours que pour les présentations – et dans le même temps parce qu’elle en nie la présence et la nécessité de leur entretien, elle les use plus vite. Elle donne en retour plus de poids à ceux qui ont des ressources extérieures (personnelles ou familiales) pour mieux le gérer. Tout comme Emile Durkheim avait fait un beau mariage, Pierre Bourdieu avait la chance d’avoir un corps de rugbyman, et peut-être y avait-il appris une manière de gérer ses blessures en athlète. Autant l’inflation des nouveaux « capitaux » à droite à gauche fait bailler, autant le capital corporel est une réalité que Bourdieu connaissait tellement bien qu’il n’avait pas besoin de le décrire, à ranger non loin du mythe de Foucault enquillant nuits folles et journées d’écriture.

Le corps jamais collectif

Laissé à chacune et chacun, le corps oublie d’en devenir plus technique ou militant, il n’en est jamais appréhendé à un niveau collectif, celui de l’ergonomie, des risques psycho-sociaux et des droits syndicaux, corps de droit – corps chiant, bureaucratique, mais corps protégé, dans ce qu’on oublie être une bureaucratie, quand le corps ne peut pas ou plus s’aggriper au génie pour décoler mais doit se contenter de l’ordinaire – cet ordinaire de millier de recherches anonymes et ingrates sans lesquelles il ne pourrait pas y avoir le moindre génie. Il n’y a pas vraiment de pénibilité du travail à première vue chez nous? Pourtant l’état de nos corps montre bien qu’il y a un problème. Et le droit à un travail sain au niveau le plus matériel et physique du terme, droit au caractère réversible et discutable de la détérioration par nature, ne devrait pas être discuté. C’est le droit à aller contre une fiction bien pratique, celui du vieillissement comme une pente naturelle, comme si le physique ne subissait pas une situation donnée, très sociale, très matérielle. Le droit à aller contre la fiction d’une responsabilité seulement individuelle – si seulement.

Précisement, au lieu de faire reconnaître ces droits collectifs, cette découverte du corps n’est gérée à ce jour que par la capacité très individualisée et très inégalement répartie à avoir un capital corporel. Des compétences, une éducation, une connaissance de ses réactions, voire un apprentissage du dosage d’excitants divers qui permettent d’encaisser mieux, ou de dissiper et contourner individuellement la tension corporelle. Bref, n’a pas la maitrise de son corps qui veut, et pourtant celle-ci, comme par exemple la maîtrise de l’écriture, est un enjeu souterrain, peu enseigné et pourtant essentiel, dont on se découvre doté.e – ou pas – précisément au moment où il faut urgemment s’en servir. Mais s’il faut vraiment être des athlètes alors où est le droit fondamental à la blessure, où sont les structures pour les prendre en charge et les prévenir? Où sont les équivalents institutionnels de la vie d’athlète si vraiment c’est devenu notre modèle? Eux au moins ont le goût de savoir qu’au delà du mythe de l’athlète seul et autodiscipliné.e, il y a un monde social, des techniques du corps précises et la nécessité de professionnels.

Pendant que nous, nous sommes dans un monde marqué par l’impossibilité de la blessure, de la guérir comme de la penser en amont. Il est, dans notre condition d’athlètes free-lance, incroyablement couteux de chuter, tant rien n’est prévu pour revenir. Même le droit n’est pas de notre côté, lui qui devrait a minima nous assurer des arrêts maladie au cas où, donner le la de possibles années blanches, puisque pour une majorité nous ne sommes par vraiment sous contrat. Toute chute est une perte de temps dans une course bien sûr, mais toute chute est aussi vue comme un mauvais signe pour un futur recrutement, dans un contexte où tous les dossiers se valent et seuls des signes minuscules et secondaires en viennent à peser, et tant justement on recrute quelqu’un qui pourra justement tenir et donne l’assurance de ne pas craquer en laissant sa charge de travail aux autres.

Couleur vintage mandarin

Il y avait dans le passé un modèle du vieux ponte dans sa chaire qui charge ses petites mains – tiens, le corps apparaît soudainement dans les mots de l’université lorsqu’il désigne ce travail subalterne – d’aller sur le terrain ou bien assurer tel ou tel bout d’archive, modèle mandarinal-pyramidal-genré, mais au moins très clair sur le fait que tout le monde ne fait pas tout à n’importe quel âge, qu’il y a une division des tâches et que la recherche est une bureaucratie où tout le monde ne consume pas son corps et sa tête au même rythme. Un modèle aussi très clair sur le fait que la jeunesse soit une source d’énergie fondamentale du système (et l’on peut renverser l’affaire: c’est dans certaines matières en mettant avant des compétences de jeunes, le terrain notamment, que le pouvoir des vieux mandarins a été renversé), mais une bureaucratie avec des étapes prévues, qui ménageait, par ses avantages, la possibilité d’un vieillissement lent, d’une bonification avec l’âge – pas d’une usure prématurée.

Paradoxalement, derrière l’ère des mandarins, le caractère bureaucratique, la dimension patron-subordonnés avaient quelque chose de clair et d’établi, qui permettait aussi de ne pas tout demander à tout le monde. Sa nostalgie s’exprime aujourd’hui d’une manière particulièrement perverse, lorsque par un retour du refoulé certains ERC – ces machines dernier cri de la recherche par projet où l’on laisse à chaque porteur une occasion unique de réinventer ce qu’il/elle croit être l’organisation optimale du travail – réinventent des hiérarchies similaires. Tout, même le retour à ce modèle dysfonctionnel 50s, vaut désormais mieux que ce qu’on a.

Car de l’autre côté, comme la bureaucratie universitaire française existe de moins en moins, désormais on attend de ceux qui ont été adoubés par un recrutement de tout faire, partout, faire encore « du terrain » tout en étant théoricien, devenir bureaucrate et manager sans formation (pour s’y fondre comme pour y résister), et que la vie professionnelle soit un ajout constant de responsabilités sans jamais en retrancher une seule – qu’il n’y ait plus ni vieillesse ni évolution de carrière, seul comptant le graal sans cesse repoussé de pouvoir enfin officiellement la commencer. Statistiquement, certains pourraient désormais mourir sans avoir pris de retraite entre-temps et en étant toujours en attente d’un premier poste. Pendant ce temps là, Djokovic prendra la sienne à 40 ans.

D’ailleurs il ne faut pas qu’il y en ait de vieillesse – comme un micro-exemple récurrent, répété de laboratoire en laboratoire en témoigne : les rumeurs scandalisées lorsqu’on apprend que certains ont osé réserver un bon hôtel, une première classe, frondes tout le temps portées par des jeunes en poste ou non, qui y voient une marque insupportable de privilèges – alors même que ces « privilèges » devraient être normaux et souhaités, et correspondent aussi non pas seulement à un scandaleux embourgeoisement mais à une gestion pratique de nos usures, une compensation d’un travail – justement parce que tout le monde n’est pas forcément un bourgeois qui a su gérer impeccablement son corps.

L’injonction à la jeunesse éternelle

Si le premier modèle avait ses problématiques lourdes d’invisibilisation, de division injuste du travail et des dividendes de reconnaissance, le second a au coeur de son fonctionnement un implicite invraisemblable de la résistance physique constante à une charge décousue et monstrueuse de travaux – parfois imprudemment interprété sous le signe d’une passion ou d’un don que tout le monde n’aurait pas. La recherche suppose bien quelque chose que tout le monde n’a pas, en fait un corps particulier, et surtout un corps que tout le monde ne sait pas garder ou entretenir. Elle suppose d’être jeune tout le temps, sans désormais aucune étape de reconnaissance d’un éventuel vieillissement, qui de toute façon même si elle était reconnue n’aurait pas de sens lorsqu’on recrute en premier poste des gens de plus de 40 ans – soit précisément le moment où d’autres élites intellectuelles sur-agitées, consultants, banquiers, lèvent le pied, se reconvertissent dans un vignoble ou prennent des postes qui les décharge de leur travail petit à petit.

A cet âge là, l’impression de seulement commencer nos carrières règne encore pour beaucoup, et c’est au fond déjà visible de loin dans nos corps interrompus, de jeunes hommes et femmes qui vieillissent sur place, prennent des cheveux blancs, mais campent en même temps sur leurs traits de jeunesse. Le vieillissement en poste de la génération actuelle pourrait bien être extrêmement difficile pour beaucoup, et notamment frapper d’un coup sans s’annoncer une fois que l’on prend un poste – combien sentent alors retomber, littéralement, sur leurs épaules, plusieurs années de galères?

Ce que tout ça fait à la recherche (peut-on vraiment prétendre faire de l’ethnographie dans ces conditions? Pense-t-on de la même manière et avec la même énergie à 60 ans qu’à 30?), à l’enseignement, le vécu de ce monde où il n’y a plus les avantages de la bureaucratie et encore aucun des moyens du sport élitiste, évidemment les personnes concernées ne peuvent pas le verbaliser autrement qu’avec ce thème valise, devenu une convention de rencontre et de conversations minimales, « la précarité » et, lorsqu’on est en poste, « le sous-financement de la recherche » – sujets devenu impasses, boucles sans fin, qui ne génèrent pas de nouvelles réflexions. Seules les recherches réflexives féministes abordent parfois l’évidence : faire de la recherche/du terrain/enseigner avec des enfants, être une jeune femme ou une femme plus âgée sur le terrain, etc.

Mais en général en parler est une gène, il ne faut pas le dire quand le métier est déjà suffisamment attaqué de l’extérieur, pas nourrir la bête avec de l’auto-réflexivité au timing mal choisi, prête à se retourner contre nous. Ceux qui le font ne peuvent pas en parler, ceux qui n’y arrivent pas encore moins, tout le monde est donc contraint à la mise en scène de la jeunesse éternelle et aux antidouleurs dans les coulisses, au risque d’oublier qu’il s’agit d’une mise en scène coûteuse – nous ne sommes qu’athlètes par injonction, sans avoir le choix, sans en avoir les moyens ni les à-côtés, tout en devant le rester à vie, et nous ne devrions pas nous en réjouir. La chaire est triste, hélas.

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