l’Administration de la thèse

“Euh donc…Voilà…Euh…En fait je travaille sur ça, c’est mon sujet de thèse…Et euh du coup je voulais vous rencontrer…Pour parler”.

Il y a dans mes archives un entretien réalisé il y a deux ans que je n’ai jamais réécouté. Un contre-exemple absolu, trop court, mal mené, mal préparé, où un tas de questions importantes passaient à la trappe, où je me rappelle avoir mal relancé, où je sentais a posteriori que ma grille d’entretien était incomplète et mon attitude pas assez assurée. Le genre de truc qui rend à la fois honteux, triste et énervé. Qui donne envie de refaire le terrain et refaire l’entretien, et que l’on garde dans un coin comme un mémento mediocri : garde en tête le spectre de la médiocrité. Souviens-toi combien tu as été mauvais au début. Mais c’est aussi la triste preuve de l’inutilité de beaucoup de choses que l’on fait au début, inutilisables (soit qu’on ne veuille pas soit qu’on ne puisse pas), à la fin de la thèse.

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Un des enjeux fondamentaux du doctorat c’est de travailler à distance avec soi même. Il y a un rapport au temps qui est assez inédit dans le domaine. Il faut faire en sorte de travailler dès le début pour un autre soi-même, des années ou des mois plus tard, une autre personne qui sera à la bourre au moment de rédiger, et n’aura pas de temps pour refaire ce qui a été mal fait ou trop vite fait. Et un autre soi-même qui n’aura peut-être pas les mêmes préoccupations que celui qui est en début de thèse. Et comment faire ça ?

L’anti-mémoire

C’est au moment de boucler mon mémoire que je l’ai compris, quand il a fallu retourner en bibliothèque pour retrouver le numéro d’une page que j’avais mal noté, fouiner sur internet pour retrouver la référence exacte d’un livre, réécouter des bouts d’enregistrements, et faire le deuil d’un certain nombre d’observations non datées, non référencées, dont j’étais désormais incapable de déterminer la provenance et donc la valeur. Tout ça parce qu’au début, ces aspects ou ces sources là me paraissaient mineures.

La thèse commence souvent comme un anti-mémoire en fait. On le rejette comme un brouillon mal ficelé, un peu honteux, qui a surtout servi à faire beaucoup d’erreurs de débutant, qui a été douloureux, qui s’est fini avec des yeux hallucinés, grillés par des heures d’insomnie et de perte de temps de dernière minute (ah…les notes de bas de page à corriger dans la dernière ligne droite !). On rend cette bestiole en étant prêt à partir en courant sitôt le papier de remise signé, avec une absence totale de recul sur son contenu. En vérité on espère juste qu’il fera illusion. Et puis on se promet que plus jamais on ne fera ça. D’abord en se disant que non, si le mémoire a été aussi dur, il est hors de question de faire une thèse, ensuite en se résignant à la faire, mais avec des bonnes résolutions : désormais on sera mieux organisé, plus productif, la thèse commencera sous de tout autres augures, et ne se finira pas en apocalypse physique et mental. 

La thèse commence donc avec l’enjeu de mieux faire.

Mais concrètement, quelle forme donner à ces résolutions ? Il y a plusieurs enjeux :
– Comment faire pour prendre des notes que l’on pourra relire avec profit un, deux, trois ans après ?
– Comment faire pour ne rien oublier, et surtout, surtout, pouvoir tout retrouver facilement (ou autrement dit lutter de manière préventive contre ce moment où l’on croit vaguement se rappeler d’un fait ou d’une référence que l’on a lu quelque part, sans pouvoir se rappeler où) ?
– Quel mode de lecture adopter si on veut pouvoir reprendre un texte rapidement sans avoir à le relire de manière cursive ? (j’en ai déjà parlé un peu )
Les grosses têtes, les crânes d’oeufs qui font des thèses, n’ont pas une mémoire sur trois ans, et pas non plus une motivation constante : si l’on n’y fait pas gaffe on oublie, on prend en note différemment d’une année ou d’un mois sur l’autre (en fonction de la motivation parfois), on se répète aussi beaucoup. Et il n’y a rien de pire que de s’imaginer avoir une idée brillante et de retrouver quelque temps après un papier où l’on avait déjà noté la même idée, formulée différemment, mais qu’on avait laissé dans un coin, inexploitée.

Je suis sur d'avoir mis cet article par ici...

« Je suis sur d’avoir mis cet article par ici… »

Travailler à distance

On ne peut pas se faire confiance à distance. 

Il y a tout un enjeu dans la recherche, qui est de se créer un système de travail et de classement de l’information, une petite administration personnelle, pour anticiper le fait que l’on va scientifiquement et personnellement changer entre le début et la fin de la thèse. Il faut perdre du temps à trier et bien ranger, pour en gagner vers la fin au moment de rédiger.
Voire peut-être, si on prend au sérieux l’idée que la science doit être cumulative, en faire gagner un jour à des chercheurs qui pourraient avoir envie d’exploiter d’une autre manière les informations que l’on aurait pu recueillir (même si la recherche reste un truc extrêmement personnel, ce qui est souvent assez malheureux pour l’avancée globale de la science).
Évidemment ceux qui font une thèse en sciences fondamentales n’y verront que du très normal, ils ont à la fois l’encadrement, le matériel, et la tradition de ce genre de pratiques, mais en sciences humaines et sociales, c’est beaucoup plus disparate.

J’ai une admiration pour les anthropologues cela dit, puisque chez eux il reste toujours le sacro-saint carnet de terrain, où tout est noté ou presque, dans un style direct, littéraire. Ce sont ces carnets, parfois bien plus que les livres scientifiques qu’ils ont pu donner, qui survivent : on peut parfois les exploiter dans un tout autre sens que celui voulu par l’anthropologue, et sauver ainsi de précieuses observations directes de leur gangue de théorie, parce que celle-ci a parfois extrêmement mal vieilli. Pour avoir travaillé sur des phénomènes vieux de plus de 40 ans et avoir eu recours aux travaux publiés à l’époque, j’ai été effaré de constater à quel point les conclusions scientifiques de la majorité d’entre eux me paraissaient sans intérêt et datés, mais que je pouvais encore tout à fait utiliser les descriptions venant d’anthropologues et de journalistes. A petite échelle, la thèse c’est aussi ça : vieillissement et caducité des théories que l’on utilisait en première année au fur et à mesure que l’on avance d’une part, et d’autre part nécessité d’avoir tout noté, avec le plus de détails possibles, parce qu’on ne sait jamais où on va aller.

Soyez stratèges : si vous avez peur que l'on vous vole votre carnet ou qu'on l'ouvre en votre absence, prenez celui ci, il n'y aura plus aucun risque

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Créer un mode de travail

Il faut donc se créer ses archives, se créer un système de classement (Niklas Luhmann avait par exemple un système dingue, sous forme de fiches avec des mots clés, Howard Becker fonctionne avec un système de post-its qu’il met sur un tableau devant son bureau) pour parcourir toutes les informations que l’on a recueilli plus vite et surtout retrouver l’information qui nous intéresse (ou mieux encore trouver une autre information, que l’on aurait oublié) de manière un peu sure.
 Par exemple il faut toujours avoir les références déjà prêtes, une bibliographie que l’on met à jour régulièrement (Zotero aide de manière fabuleuse à faire ça), la mise en forme de dernière minute de la bibliographie à la fin de mon mémoire est encore un souvenir cuisant. Autre exemple, il faut trouver une manière de prendre en note un texte que l’on a lu : au delà de l’information qui nous intéressait au moment où il a été lu, il faut en faire une fiche un peu globale, qui permette d’y revenir pour d’autres raisons. Et puis faire en sorte que l’article soit physiquement ou virtuellement dans un dossier, une certaine catégorie, ou alors ait un nom un peu clair. Pas comme un de mes dossiers par exemple, où si jamais je veux retrouver quelque chose, j’en suis quitte pour ouvrir 20 autres articles avant de trouver le bon :

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Exemple typique du truc pas rangé sur le coup, accumulation de petites lâchetés quotidiennes type « oh nooooooon, j’ai pas envie de trier aujourd’huiiii » .



Les entretiens appellent aussi un exercice de tri, sous forme de mots clés notamment, sous forme de sommaire et ça marche aussi bien que l’on retranscrive ou pas : en réalité si l’on procède à un marquage bien ficelé, bien précis, en écoutant l’enregistrement, on s’épargne des heures de retranscription dont pour le coup le ratio temps passé / temps gagné pour plus tard est parfois mince. Parfois il suffit d’un logiciel bien foutu pour gagner des heures (je me dis souvent aussi, et je verrai si je le fais, qu’utiliser un logiciel de scénario pour aider à l’écriture de la thèse serait peut-être utile au même titre).

Et quand on décide malgré tout de retranscrire, il y a des détails qui peuvent être traitres : mine de rien entre une retranscription qui prend en compte les hésitations et les « euh » de la personne interrogée, et une qui reformule un peu plus les phrases des enquêtés, la différence peut-être cruciale à la lecture. Dans le premier cas l’enquêté passe pour beaucoup moins intelligent. Alors imaginez si vous avez deux retranscriptions, et que sans le vouloir vous en avez retranscris une avec les hésitations et l’autre sans. Imaginez vous en train de relire la retranscription de cet entretien trois ans après et imaginez comment ce petit détail pourrait impacter votre relecture, et nécessiter parfois une part de réécriture ?



Ce que trier veut dire

C’est vrai « l’administration de la thèse », ce n’est pas sexy comme titre d’article, ça va à l’encontre de l’image du chercheur baroudeur, du modèle littéraire et romantique de la recherche, où notre mythe c’est le terrain lointain, exotique, dangereux, et où l’écriture se fait par fulgurances, de nuit sur un bureau recouvert d’un océan de papier et faiblement éclairé par l’unique bougie que les crédits en baisse de son université lui permette encore d’acheter.

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Et si vous écrivez votre thèse à la machine à écrire, vous gagnez en plus des points de vintage universitaire

Mais cette esthétique romantique elle va avec une esthétique de la dépression qui est insupportable, et qu’on présente encore trop comme un passage obligé, comme si pour bien faire la thèse il fallait une dépression, une rupture, passer par pole emploi, et par trois tentatives d’arrêter définitivement la thèse : je ne suis pas sur que l’on soit obligés de faire de la thèse quelque chose d’aussi éprouvant, et je suis lassé du discours des professeurs à ce sujet, qui naturalise ce parcours comme faisant partie intégrante de la thèse. Tout ça parce qu’ils ont la flemme de nous aider sur ces points là, et qu’ils ne veulent surtout pas donner leurs « trucs ».

S’organiser c’est à la fois nécessaire, et ça vous permet d’aller beaucoup plus loin que vous ne l’auriez cru.
Quand vous voyez des types qui font de l’analyse statistique, qui codent des tas de données dans un immense tableau excel à 1200 lignes et 60 colonnes, et arrivent en retour à sortir des corrélations auxquelles on n’aurait jamais pensé, et donc à lancer l’analyse sur des pistes inexplorées, vous commencez à vous dire que trier permet d’aller plus loin (leur cas est même un idéal type de la nécessité d’organiser sa recherche, si leur information n’est pas bien classée, pas bien pensée dès le départ, dans leur cas aucun traitement statistique n’est possible). Ce n’est pas seulement un truc de psychorigide ou une question de qualités personnelles, mais un truc nécessaire, qu’on devrait enseigner aux doctorants, parce que la thèse est un travail unique en son genre qui nécessite tout ça. C’est un truc que les manuels de méthodologie n’apprennent que très peu, et qui repose sinon sur le bon vouloir des directeurs de thèse, ou pire encore sur les dispositions sociales héritées (pardon du gros mot, mais c’est vraiment l’idée) des doctorants. Tous ces aspects de la thèse laissés implicites, c’est autant de sélection sociale qui ne dit pas son nom.

Fierté d'avoir placé une punchline de gauche en fin d'article

Fierté d’avoir placé une punchline bourdieusienne en fin de post (allégorie)

6 réponses à “l’Administration de la thèse

  1. Article incroyable, qu’est-ce que c’est juste! Il faudrait que tous les doctorants le lisent en début de parcours. Moi qui suis entrain de clore la bestiole, qu’est-ce que j’ai pu me « mordre les doigts » ces derniers temps, à cause de tous ces petits détails, ces éléments que je ne percevais pas comme centraux sur le coup puis qui s’avèrent en bout de course avoir leur importance. Mais voilà, ça pêche clairement au niveau de la formation, toutes ces astuces de bon sens, ces réflexions ultra concrètes sur l’ « administration de la thèse » comme vous dites, ces « savoirs expérientiels » de chercheur, on nous en donne finalement peu. Alors bravo d’avoir clairement réfléchi à tout ça, et de l’avoir posé. Puis ce truc aussi, d’un « moi différent » entre le début et la fin de la thèse…surtout lorsque 6 années se sont écoulées (!!), avec les évènements de la vie, les évolutions perso. Loin d’être évident!

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    • Pas du tout. Mais j’aime bien l’idée que d’autres doctorants me lisent et culpabilisent, voire abandonnent leur thèse, à l’idée qu’ils sont atrocement désorganisés à côté de moi.

      • Commentaire tardif, votre journal réchauffe un peu mon cœur de doctorante au bord de l’abandon, mais ce commentaire en particulier sur l’idée de faire culpabiliser les autres en expliquant doctement des méthodes qu’on ne s’applique pas forcément à soi-même me fait sincèrement beaucoup rire 😂

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