A noté !

La chaise est chaude, la main fatiguée. La dernière copie tombe sur la table. Et au lieu de le faire totalement en silence, son bruit sec s’étire dans quelques vagues de perplexité. C’est fini, je les ai notés. Tous un par un, après des heures d’hésitation, de stylo en lévitation,  s’abattant parfois comme Ezekiel 25:17. Pour finalement ne plus trop savoir ce que j’ai fait.
A tout reprendre à zéro, recommencer les heures épuisantes que la correction prend, peut-être que les notes seraient toutes différentes ? Et mon évaluation basée sur d’autres points d’appuis que ceux inventés d’une copie à l’autre ? A bien y réfléchir, pourquoi finalement cette copie vaudrait 13 et celle-ci 14 ? Qu’est-ce qui les différencie mis à part le propre rapport que moi j’entretiens à certaines notes ?

Un observateur malin de mon tas de copies relèverait facilement la rareté des 12, cette note que je n’ai jamais aimée, et il faudrait que je lui explique que pour moi un 14 n’a jamais été un 13, parce que le 14 a toujours été la note plancher entre l’acceptable et l’échec relatif. Mais qu’est-ce que je pourrais bien dire à deux élèves qui viendraient avec ce point de différence ? Quelle argumentation le justifierait, alors même que je n’ai aucune grille de notation explicite, ni fournie par le prof d’amphi pour lequel j’assurais ce TD (si ça vous étonne, c’est que vous n’êtes pas universitaire) ni par moi-même ?

Si les élèves attendent fébrilement leurs notes et redoutent les examens, en face, tous les jeunes professeurs (et j’ose imaginer que c’est le cas dans le secondaire comme le supérieur) sont eux aussi stressés par l’exercice. Certes à ce stade une mauvaise note ne change plus notre vie, mais il y a encore suffisamment de proximité temporelle pour s’identifier aux étudiants en face de nous et savoir à quel point on est attendus sur la justice et la justesse. Et pas moyen pourtant de discuter de cet exercice, rangé dans l’implicite du jeune professeur, dans l’apprentissage sur-le-tas, et cantonné à des aspects de méthodes impressionnistes. Personne ne vous l’apprendra, à part vous-même et les discussions angoissées avec vos collègues doctorants, où soudainement vous comprenez que tout le monde vit la même chose.

Pensée tiercé

Bien sur, il y a des évidences. Dans chaque copie j’ai corrigé les erreurs flagrantes, repéré les malins qui essayent de faire oublier une absence de connaissances par des fulgurances à quitte ou double (et peut-être pas assez confondu ceux qui le font mieux que les autres), j’ai aussi apprécié et noté à leur juste valeur toutes celles et ceux qui avaient été brillants. Mais pour, au final, surtout froncer régulièrement les sourcils sur ces pâtes de mots recrachés. Le stylo est souvent perplexe plus que rageur, la copie souvent ni bonne ni mauvaise. Elle apparaît plutôt sous forme de tiercé. Tout est là (les bons auteurs, les bonnes dates, les bonnes citations) mais dans le désordre. Tout est là, sauf celui ou celle qui écrit, qui a trop bien conscience qu’en 3h il faut surtout montrer que l’on maîtrise un exercice, sans trop se mouiller, sans jamais se montrer. Et gare en réalité à ceux qui se montrent trop, tentent l’emphase, la figure de style, voire pour ceux qui ont perdu toute dignité l’abjection d’un plan en 4 parties.

Ces copies étranges rencontrent souvent un jeune professeur mal à l’aise. A commencer à corriger des copies, on expérimente un petit vertige identitaire. Soudain en mesure de comprendre un tas d’injustices que l’on estime avoir vécu en tant qu’élève, et avide de passer derrière les apparences. Par exemple ces différences d’une copie à l’autre pour lesquelles on venait se plaindre avec véhémence, et qui rencontraient le visage fermé d’un professeur. C’est à ce moment qu’on comprend, seulement trop tard, qu’il ne pouvait pas vous écouter, qu’il ne peut pas tolérer cette remise en cause, parce que ce serait ouvrir une boite de pandore, et vous laisser entrevoir toute l’incertitude qui est la sienne en tant que jeune prof. Ce que vous ne saviez pas à l’époque, c’est que derrière ce visage fermé, il y a pourtant quelqu’un dans l’incertitude. Culpabilité, doute, rôle social qu’on aimerait avoir, rôle de prof que l’on se doit de tenir, souvenirs de situations totalement inversées où l’on était l’élève, s’entrechoquent dangereusement. A commencer à noter, on découvre ce qu’il y a derrière l’apparence d’immaculée notation dont on se trouvait victime en tant qu’étudiant : l’effort énorme qu’il faut réaliser pour bien faire ce travail, l’impossibilité de tout maîtriser, les doutes sur ce que l’on fait et l’obligation de se fondre dans un système dont on perçoit bien les perversions. Noter c’est jouer au funambule entre d’un côté du vide, l’arbitraire, et de l’autre la justice pure et parfaite, la notation adaptée à chaque élève. C’est s’imaginer être un réparateur d’inégalités, et réaliser que la moindre facilité dans notre travail contribue à les renforcer encore plus.

A tâtons

Comment deviner l’intention derrière la copie ? L’éventuelle découverte qu’aurait fait un élève et qui nous semble banale en tant que professeur ? Prendre en compte le fait qu’il ait compris un texte dans un sens et pas dans celui que l’on préconisait, mais l’a pourtant bien lu ? Considérer le possible travail acharné qu’il a fourni pour une copie moyenne, là où son camarade mieux doté n’a fourni aucun effort supplémentaire et s’appuie sur des acquis qu’il a eu la chance d’avoir au préalable ? On aimerait connaître à fond chacun des élèves, chacune de leurs conditions, et même ce qu’ils ont mangé avant de venir pour savoir si ce passage à vide dans la troisième partie n’est pas une marque d’hypoglycémie, mais c’est bien sur impossible. Alors reste à jouer sur soi-même, et les questions ne sont pas moins nombreuses quand on cherche ses propres faiblesses, ses propres blocages, pour mieux les maîtriser : on se découvre dur sur des points de détails, coulant quand on croit se reconnaître dix ans plus tôt dans une copie. Honteux quand on réalise qu’on a laissé passer une injustice flagrante, comme ce jour où j’ai découvert que tous les exposés de mes étudiantes étaient sous-notés dans mon TD, parce que je me laissais aller à valoriser l’éloquence creuse et les voix de barytons plutôt que la timidité de la majorité des filles moins à l’aise avec cet exercice. On se découvre humain, sensible à la voix, à des manières d’écrire, à la propreté de la copie, la couleur de la plume, la typographie utilisée pour Word, le fait de ne pas avoir justifié ses paragraphes, et ainsi de suite. Jusqu’à finalement la situation même de correction : la première copie n’est pas corrigée comme la dernière, celle qui suit une excellente copie aura un malus inévitable, celle qui répète tous les éléments du cours proprement mais le fait au même titre que les 30 précédentes va être victime de la lassitude du correcteur.

Ce vertige appelle une discrète science de la notation, des technologies plus ou moins sophistiquées, une réflexivité inquiète. De manière très pragmatique, on apprend peu à peu à se forger et à partager un véritable savoir-faire pour limiter toutes ces incertitudes, à défaut de pouvoir les supprimer : des premières notations au crayon avant de reprendre le tas de copies ou l’ensemble des exposés et d’harmoniser ensuite ; des SMS inquiets échangés entre chargés du même TD pour comparer l’amplitude de nos notes respectives ; parfois des grilles de correction (même si dans le cas d’une dissertation avec sujet quelque peu ouvert l’exercice est quasi-impossible) ; des tableaux Excel pour faire des moyennes entre les groupes ; jusqu’aux doubles corrections où toute copie est corrigée par deux personnes différentes.

Et puis viens le moment où l’on invente des méthodes radicales :

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3 réponses à “A noté !

  1. Ce post fait échos à une formation toute récente que j’ai suivi à l’université de Montréal. Française, et de formation académique française (maîtrise en littérature et maîtrise professionnelle et recherche en sciences de l’information et bibliothèques), j’ai poursuivi au Québec mon doctorat. Le choc culturel académique passé en tant qu’étudiante, il y en a un aussi fatalement au niveau de la culture de l’enseignement universitaire. Tout d’abord, les exercices d’écriture et de rédaction auxquels nous sommes rompus – plaisir pour certain-es, enfer pour d’autres – ne sont pas acquis à l’université. En plus, on nous demande d’évaluer véritablement les objectifs du cours, sans tenir compte de la maîtrise de l’exercice de rédaction, sauf si on l’a inculqué durant les 45 h de cours. Alors, peu importe presque si les étudiant-es maîtrisent la syntaxe, il faut qu’ils montrent qu’ils ont appris, qu’ils donnent les bonnes réponses et l’on doit en simplifier l’expression par des formes d’examen ne permettant pas de valoriser un-e étudiant-e sur la qualité de son expression, sauf si, bien sûr cela fait partie des objectifs du cours.
    Mais comme tu l’as si bien écrit, ils et elles ne partent pas tous avec le même bagage social, et intellectuel, et ne vivent pas leur quotidien dans les mêmes circonstances. Je pense que la difficulté de la notation est alors équivalente à la difficulté, pour l’étudiant, de se doter d’un cadre et de fondations pour ses études. Un-e étudiant-e qui peut se consacrer entièrement à l’étude est, au départ, favorisé-e par rapport à celui qui doit partager son temps. Comment évaluer si ce n’est objectivement, au moins sérieusement? Doit-on maîtriser la dissertation, le plan en trois parties, pour rendre compte du fait qu’on a appris, qu’on a compris et qu’on est capable d’exprimer clairement la compréhension que l’on a des concepts en jeu dans une question donnée?
    Qu’est ce qu’on évalue vraiment? Doit-on vraiment l’évaluer? Et si oui, pourquoi? Si non, pourquoi?
    🙂
    Vous avez trois heures…

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